L’engagement relationnel : clé de voûte d’un dialogue productif dans les collaborations interdisciplinaires?1
Université de Sherbrooke (Canada)
Contrairement à la recherche fondée sur notre formation et notre expérience disciplinaires, les projets interdisciplinaires ont été décrits comme des ‘‘déplacements en territoire étranger’’ (Bromme, 2000, p. 116, cité dans Lach, 2014, p. 92) avec toutes les dislocations, confusions et frustrations concomitantes lorsque nous ne comprenons pas la langue, les pratiques ou même la façon dont les gens voient le monde.
(Lach, 2014, p. 92 [Traduction de l'autrice])2
Introduction
L’étude de problématiques complexes nécessite de plus en plus le recours à des perspectives interdisciplinaires (Hervé et Rivière, 2015). À titre d’illustration, la compréhension de phénomènes tels que les catastrophes naturelles mobilise des disciplines variées, notamment les sciences sociales, les sciences de l’environnement, les sciences politiques, la santé publique et l’économie (Morss et al., 2021). Dans son plan stratégique en recherche 2022-2025, l’Université de Sherbrooke place d’ailleurs l’interdisciplinarité au centre de ses préoccupations en se donnant pour objectif de « stimuler la recherche collaborative en soutenant l’interdisciplinarité et en développant le continuum recherche fondamentale – recherche appliquée – transfert des connaissances » (Université de Sherbrooke, s.d.). À travers ces stratégies, les dirigeants souhaitent augmenter le nombre de projets collaboratifs financés dans tous les secteurs, le nombre de publications avec des auteurs de différentes disciplines, doubler le nombre de projets de recherche avec un volet entrepreneurial et mettre sur pied une stratégie en appui à l’entrepreneuriat et à l’innovation sociale. Cet élan vers l’interdisciplinarité en recherche se traduit aussi par l’identification récente de cinq thèmes fédérateurs en recherche et la création de regroupements d’excellence (Université de Sherbrooke, s.d.).
Pourtant, malgré cet apparent consensus scientifique sur l’importance de mettre de l’avant l’interdisciplinarité en recherche, les structures qui sous-tendent la recherche du côté académique (modèles universitaires) continuent de cloisonner les disciplines en les divisant administrativement (Zaiț et al., 2021). En effet, la structure actuelle des universités valorise paradoxalement un certain enfermement disciplinaire, celle-ci étant encore à ce jour divisée en départements, en écoles ou en facultés nommés – justement, en fonction de leur discipline. En outre, il continue d’exister sur le terrain des fractures plus ou moins importantes entre les disciplines, quand ce n’est pas au sein d’une même discipline (Jacques, 2014 ; Lach, 2014 ; Power et al., 2018). La plus importante et « classique » de ces fractures est celle qui existe entre les postures post-positivistes et relativistes en recherche. Selon Lach (2014), si « les spécialistes des sciences naturelles et sociales peuvent partager une compréhension générale des problématiques, des différences disciplinaires dans les ontologies et dans les méthodologies apparaissent rapidement au cours des efforts de recherche interdisciplinaire » (Lach, 2014, p. 88). De son côté, Nicolescu (2011) avance que c’est la manière dont les différentes disciplines conçoivent la « réalité » qui cause tant de débats. En parallèle, la littérature nous informe de plusieurs obstacles communicationnels lors de cette mise en commun, dont certaines notions de terminologie et de langage (Bracken et Oughton, 2006), de traitement de l’information ou d’enjeux en matière d’interinfluence (Bouchard et Saint-Charles, 2018). Dès les premiers échanges, les interactants se trouvent happés notamment par des questions méthodologiques, l’arrimage initial d’un projet interdisciplinaire orientant naturellement les discussions sur la manière de faire les choses (Lach, 2014). Ainsi, puisque les interactions interdisciplinaires recèlent une complexité communicationnelle, l’appui d’un cadre théorique issu du champ de la communication s’avère essentiel pour en analyser les logiques sous-jacentes.
Cette recherche aborde donc un enjeu central à l’avancement des connaissances dans une perspective interdisciplinaire, soit le décalage entre la reconnaissance théorique de l’importance de l’interdisciplinarité et les obstacles à sa mise en œuvre concrète dans un contexte académique. En s’intéressant à l’aspect communicationnel des collaborations interdisciplinaires, cette étude vise à comprendre comment un modèle théorique issu de la discipline de la communication pourrait ultimement nous aider à améliorer la synergie entre les disciplines, contribuant ainsi à créer des collaborations plus fluides pour répondre à des problématiques multidimensionnelles.
Nous proposons donc de mobiliser le cadre d’analyse du dialogue productif (Tsoukas, 2009), qui entrevoit le dialogue non pas comme un simple canal servant aux échanges, mais comme un processus d’interaction pouvant conduire à l’émergence de nouvelles connaissances, à la co-construction d’un nouveau cadrage et à l’établissement de nouvelles distinctions qui servent l’intercompréhension. Le cadre de Tsoukas (2009) s’est avéré particulièrement utile pour comprendre et améliorer les processus de gestion des connaissances au sein des organisations (Edmondson et Harvey, 2018), étudier la résolution de conflits (Tavella et Lami, 2019), observer des interactions entre étudiants dans des projets de groupe et améliorer l’efficacité de séances de remue-méninges en entreprise (Adibe et al., 2024). Bien que Tsoukas (2009) ait été cité dans des travaux portant sur les activités intersectorielles en entreprise (Edmondson et Harvey, 2018 ; Koschmann et al., 2012), nous souhaitons tester son modèle dans l’écosystème de la recherche académique. Notre objectif est donc d’examiner si ce cadre peut s’avérer utile pour comprendre les interactions interdisciplinaires au sein du milieu académique universitaire. L’application de ce modèle dans un nouveau domaine pourrait potentiellement élargir la portée et la pertinence du modèle de Tsoukas (2009), tout en offrant de nouvelles perspectives sur les collaborations interdisciplinaires dans l’enseignement supérieur et la recherche.
En analysant la transcription d’une rencontre en vidéoconférence dont les thématiques principales portaient sur l’arrimage procédural et méthodologique d’un projet de maîtrise interdisciplinaire (travail social et communication), nous souhaitons donc répondre à cette question : dans quelle mesure le modèle de Tsoukas (2009) permet-il d’analyser et de comprendre les interactions interdisciplinaires dans un milieu de recherche universitaire ? L’objectif de cette étude est triple : mieux comprendre les facteurs favorisant un dialogue productif dans la phase de démarrage d’un projet de recherche en milieu académique, mettre à l’épreuve le modèle de Tsoukas (2009) à travers un cas concret d’interaction interdisciplinaire et enfin, en dégager les éventuelles limites ou zones aveugles.
Nous présenterons d’abord notre cadre théorique, puis la méthodologie que nous avons employée pour réaliser notre analyse. Ensuite, nous exposerons nos principaux résultats, puis nous amènerons en discussion certaines nuances qui ont émergé dans le processus d’analyse et que nous illustrons au moyen d’un schéma. Finalement, nous proposons de futures perspectives de recherche sur les interactions interdisciplinaires en milieu académique en conclusion de l’article.
La notion d’interdisciplinarité
Qu’entend-on par interdisciplinarité ? En effet, lorsque l’on cherche à la conceptualiser, on se retrouve devant une myriade de définitions et de termes différents pour lesquels les nuances ne font pas à ce jour l’objet d’un « consensus savant ». Dans sa taxinomie de l’interdisciplinarité, Klein (2011) souligne que les trois termes les plus fréquemment rencontrés quand on s’intéresse à ce champ de recherche sont la multidisciplinarité, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité. Le troisième concept, la transdisciplinarité, constituerait le plus émergent des trois, celui-ci correspondant pour certains à un niveau plus avancé d’interdisciplinarité. Selon l’autrice, la principale nuance séparant conceptuellement la multidisciplinarité de l’interdisciplinarité résiderait dans les aspects d’« intégration » et d’« interaction » que présuppose l’interdisciplinarité. La multidisciplinarité, en comparaison, correspond plutôt un « collage » de différentes disciplines, c’est-à-dire une juxtaposition de ces dernières sans qu’il y ait fusion épistémologique ou ontologique. Dans la multidisciplinarité, les disciplines se côtoient donc sans s’influencer plus profondément. Si certains définissent l’interdisciplinarité comme « le transfert des méthodes d’une discipline à l’autre » (Nicolescu, 2011, p. 96) ou comme une « interaction entre différents corps de connaissances ou pratiques de recherche » (Huutoniemi et al., 2010, p. 81), nous définissons de notre côté l’interdisciplinarité suivant Klein (2013) comme une « interaction entre les disciplines qui peut aller de la simple communication d’idées à l’intégration mutuelle des concepts d’organisation, de la méthodologie, des procédures, de l’épistémologie, de la terminologie, des données et de l’organisation de la recherche et de l’éducation » (Klein, 2013, p. 190). En effet, comme cette définition le suggère, l’interdisciplinarité peut se jouer à plusieurs niveaux, en passant par l’arrimage des méthodes jusqu’à la fusion des ontologies et des épistémologies. De ce fait, toujours selon Thompson Klein (2011), il existerait deux principaux types d’interdisciplinarité, soit l’interdisciplinarité théorique et l’interdisciplinarité méthodologique. Ces deux niveaux sont dissociables, en ce sens qu’ils peuvent exister l’un sans l’autre : une recherche peut appliquer l’interdisciplinarité uniquement à sa méthodologie, comme elle peut aussi l’appliquer uniquement à l’aspect théorique de sa recherche, ou encore aux deux sphères simultanément. Néanmoins, peu importe le type d’interdisciplinarité que l’on souhaite mettre en place, ce qui est sûr, c’est que la mise en commun passe inévitablement par des interactions entre des personnes impliquées dans le processus interdisciplinaire.
La communication en interdisciplinarité
Selon Zaiț et ses collègues (2021), « le préfixe “inter” suggère l’interaction entre les champs de connaissances situés dans deux ou plusieurs domaines disciplinaires, comblant ainsi l’espace cognitif qui les sépare » (Zaiț et al., 2021, p. 296, [Traduction de l'autrice])3. Klein (2011) affirme quant à elle que l’interaction constitue justement l’élément central et distinctif de l’interdisciplinarité. De son côté, Lach (2014) soutient qu’il existerait un ensemble de traits et de compétences favorisant les collaborations interdisciplinaires. Parmi ceux-ci, on retrouve notamment diverses compétences en communication (tolérance à l’ambiguïté, respect du point de vue de l’autre, réceptivité et pensée critique). Comme il a été souligné dans l’introduction, plusieurs obstacles communicationnels survenant dans les communications interdisciplinaires sont également relevés dans la littérature (Bouchard et Saint-Charles, 2018 ; Bracken et Oughton, 2006).
1.1. L’interdisciplinarité dans l’œil de la communication constitutive des organisations
Dans le cadre de ce projet de recherche, nous adoptons une vision quelque peu différente des interactions en interdisciplinarité. Nous proposons, suivant Cooren et ses collègues (2017) et la communication constitutive des organisations (CCO) de l’École de Montréal, de tenter de comprendre comment l’interdisciplinarité émerge dynamiquement à travers les interactions communicationnelles. Pour mieux illustrer cette manière de comprendre la communication, nous pourrions comparer la communication en interdisciplinarité à une piste de danse. En effet, avec une posture CCO, nous ne regardons pas les danseurs (les chercheurs) bouger (interagir) dans un espace prédéfini (une rencontre interdisciplinaire). Avec cette lunette, nous cherchons plutôt à comprendre comment la danse elle-même (la collaboration interdisciplinaire) prend forme justement parce que les danseurs (les chercheurs) effectuent certains mouvements et prennent différentes postures. Ainsi, selon les mouvements des danseurs, on peut se retrouver au cœur d’une bachata, d’une rueda, d’un tango ou d’un spectacle de claquette, tout comme selon la nature d’une interaction et ce qui s’y passe, on peut se retrouver dans une variété de contextes communicationnels différents.
En adoptant cette manière de voir l’interdisciplinarité, nous estimons donc que chaque pas, chaque geste (chaque échange, chaque idée partagée) contribue à créer une chorégraphie unique, ici celle de la collaboration interdisciplinaire. Les danseurs, disons de danse latine et de hip-hop (les chercheurs de différentes disciplines), apprennent les uns des autres, adaptent leurs mouvements, et ensemble, ils cocréent un nouveau style de danse (un cadre interdisciplinaire). À partir de cette perspective, l’interdisciplinarité n’est plus une structure rigide ou un contenant dans lequel se déroulent des interactions, mais bien un processus vivant qui prend naissance à travers les conversations, les débats et les moments « eurêka » partagés.
1.2. L’apport du dialogue productif pour comprendre les interactions interdisciplinaires
Pour saisir ce qui se passe dans une interaction, il est pertinent d’en analyser (entre autres) le dialogue. Le modèle du dialogue productif (Tsoukas, 2009) prend racine dans la vision de la communication explicitée dans la section précédente, soit la CCO (Cooren, 2012). Tsoukas (2009) soutient que pour arriver à une nouvelle compréhension ou à de nouvelles connaissances, ce qui est l’objectif de toute collaboration, les interactants doivent s’engager dans une certaine modalité d’interaction (ici une discussion via vidéoconférence pour mettre sur pied un projet interdisciplinaire) et s’engager minimalement dans le processus du dialogue en démontrant une « ouverture » à voir leurs conceptions évoluer au fil de l’interaction.
Pour le créateur du modèle, cette évolution est tributaire de la capacité de chaque participant ou participante à prendre de la distance avec ses préconceptions [disciplinaires]. Cette prise de distance autorise alors l’émergence d’une intersubjectivité [compréhension commune], cette dernière favorisant l’apparition d’une nouvelle sensibilité partagée [d’une même compréhension de la problématique et éventuellement, de la matérialisation de la collaboration interdisciplinaire] (figure 1).

Il est possible de repérer les mécanismes de la prise de distance, de la sensibilité partagée et des nouveaux cadrages en repérant ce que Michaud (2011) nomme des « moments critiques » :
Ce qui importe de saisir ici est la réflexivité du moment critique. La situation de départ : des gens, impliqués dans des relations ordinaires, qui font des choses ensemble — disons, de la politique, du travail, du syndicalisme — et qui doivent coordonner leurs actions se rendent compte que quelque chose ne va plus ; qu’ils ne peuvent continuer comme ça, que quelque chose doit changer (Michaud, 2011, p.60).
Comme le suggère la citation précédente, les moments critiques nous servent de loupe pour suivre l’évolution du dialogue vers les nouveaux cadrages. En repérant ces moments d’inconfort dans l’interaction, on peut comprendre comment les participants au dialogue négocient autour de ces moments critiques pour parvenir à de nouvelles compréhensions communes.
Soulignons que selon Tsoukas (2009), un dialogue productif se réalise lorsque les interactants coconstruisent de nouveaux cadrages sur une situation qui, de prime abord, n’était pas connue ou partiellement connue individuellement par les participants.
Ces nouveaux cadrages peuvent survenir de trois manières différentes : par combinaison, par expansion ou par recadrage conceptuel. Si l’on prend un exemple simple, par exemple une discussion au sujet d’un triangle, la combinaison conceptuelle reviendrait à dire qu’un participant a en main un triangle, puis que l’autre participant détient la couleur jaune. Ainsi, au terme du dialogue, la combinaison des deux éléments nous permettrait d’obtenir un triangle jaune. Une expansion conceptuelle surviendrait quant à elle si deux participants discutaient d’un même triangle, puis en venaient à statuer d’un commun accord qu’il s’agit d’un triangle certes, mais d’un triangle isocèle. Le dialogue dans ce cas aurait permis d’étendre et de préciser la compréhension que les interactants avaient initialement du triangle. Le recadrage, quant à lui, survient lorsqu’au terme d’un dialogue, on redéfinit complètement la perception qu’on a d’une situation. Si on poursuit avec l’exemple du triangle, un recadrage pourrait se produire si les deux interactants, après avoir discuté de ce qu’ils croyaient être un triangle pendant plusieurs heures, constataient qu’il s’agit finalement non pas d’un triangle, mais bien d’un chapeau d’anniversaire. Cette nouvelle conception, qui ne correspond à aucune des idées initiales des interactants, constituerait un recadrage.
Si l’on revient maintenant à notre étude de cas, le cadre du dialogue productif nous permet de tenir compte de différentes tensions et moments critiques dans l’interaction entre les participants pour répondre à des questions importantes : Qu’est-ce qui, dans le dialogue, permet l’émergence de nouvelles connaissances ? Comment cela se produit-il ? (Tsoukas, 2009). Les réponses à ces questions pourraient permettre à terme de mieux comprendre comment se passe la phase d’idéation et de démarrage de collaborations interdisciplinaires dans un contexte académique.
Méthodologie
Nous avons analysé notre corpus en utilisant une approche qualitative déductive, en utilisant notre matériel empirique (transcription de l’entrevue d’une durée de 90 minutes) pour exemplifier chacun des pans du modèle de Tsoukas (2009). Cette approche est particulièrement adaptée pour la présente recherche, car elle permet d’utiliser un corpus limité (une seule interaction) pour la confronter à un cadre théorique préétabli pour en tester la pertinence et les limites (Paillé et Mucchielli, 2021). Cette méthode nous permet aussi de fournir une illustration concrète qui pourrait ensuite servir de base pour des études plus larges.
Notre recherche prend ici la forme d’une étude de cas, puisque nous revisitons une conversation en vidéoconférence entre une étudiante à la maîtrise en communication (chercheuse principale sur le projet discuté) et deux professeures provenant de la discipline du travail social (Nancy et Alice). L’interaction analysée, qui a eu lieu pendant l’automne 2023, avait pour objectif la mise en place d’un protocole pour étudier, justement, le dialogue productif entre des personnes actrices et des personnes étudiantes au baccalauréat en travail social à l’Université de Sherbrooke dans des simulations cliniques. L’objectif de la rencontre était double : clarifier les attentes et les besoins de chaque participante tout en posant les bases d’une collaboration interdisciplinaire. Le contenu abordé incluait des questions conceptuelles (cadres théoriques des deux disciplines), pratiques (modalités de travail), et organisationnelles (faisabilité, contraintes temporelles et matérielles). Cet échange s’est soldé par le lancement du projet de recherche interdisciplinaire. Ce cas fructueux a offert un cadre riche pour observer une interaction interdisciplinaire, incluant des phases de discussion conceptuelle et d’organisation pratique. Les données utilisées ont été anonymisées, puisque certaines vignettes ont été créées dans la section 3 pour illustrer les liens entre des extraits analysés et le schéma du dialogue productif (Tsoukas, 2009). Toutes les informations pouvant conduire à l’identification des personnes impliquées ont donc été modifiées ou masquées afin d’assurer la confidentialité des personnes participantes.
Nous avons donc procédé à notre analyse en utilisant la notion de tours de paroles (Tsoukas, 2009), c’est-à-dire que nous avons codé des extraits comportant en moyenne de trois à cinq « répliques » portant sur un même sujet. Ces codes ont ensuite été comparés aux différents pans du modèle du dialogue productif (modalité d’interaction et engagement relationnel, dialogue, prise de distance conceptuelle, sensibilité partagée et nouvelles conceptualisations). L’objectif de l’analyse déductive de notre transcription était de faire ressortir les thématiques des principales tensions rencontrées au fil des échanges (Michaud, 2011), ces dernières ayant co-orienté le dialogue (Taylor, 2005 ; Taylor et Robichaud, 2004) pour le rendre productif (Tsoukas, 2009). Nous nous sommes référées aux principes théoriques du modèle pour être en mesure d’identifier dans quel pan du modèle chacun des passages s’inscrivait. Le tableau 1 montre un exemple de codage issu de notre analyse :

Tout au long du processus d’analyse, les données ont été comparées de manière constante avec les principes théoriques du modèle. Cette méthode a permis d’évaluer la fidélité des observations empiriques par rapport aux prédictions théoriques et d’identifier des écarts significatifs. Certains codes générés lors de notre analyse n’ont pas pu être entièrement expliqués par le modèle de Tsoukas (2009). Ces phénomènes inattendus ont été notés pour une analyse approfondie.
Le codage a été révisé et discuté par l’équipe de recherche (incluant le directeur de recherche et l’étudiante) pour limiter les biais interprétatifs. Tous les codes et annotations ont été consignés dans le logiciel NVivo pour garantir une traçabilité complète. Bien que cette étude offre une analyse détaillée d’une interaction interdisciplinaire, elle se limite à un seul cas. Cela restreint la transférabilité des résultats, mais le cadre exploratoire vise avant tout à enrichir la compréhension de cette dynamique spécifique en la confrontant à un cadre conceptuel et à proposer des pistes pour des recherches futures.
Résultats
Les résultats de notre étude de cas, conformément à la méthodologie adoptée, se répartissent en cinq catégories, correspondant aux dimensions principales du modèle de Tsoukas (2009). Les sections suivantes illustrent comment, à travers notre exercice de codage, nous avons été en mesure d’identifier et de mettre en évidence des extraits pertinents qui éclairent les différentes composantes du modèle. Une nuance importante concernant la catégorie « modalité d’interaction et engagement relationnel » sera présentée en fin de section, étant donné que c’est de cette dimension qu’ont émergé les principales nuances que nous amenons en discussion.
Nos résultats sont présentés sous forme de vignettes afin de mieux refléter la richesse contextuelle des interactions. Suivant la notion de description dense de Geertz (1998), les vignettes permettent d’ancrer la présentation de nos résultats dans des extraits concrets, favorisant ainsi une confrontation directe entre le cadre théorique et les données empiriques. Contrairement à des codes isolés, cette approche met en évidence la manière dont le modèle théorique se manifeste dans les échanges, illustrant des mécanismes tels que la négociation de sens et les ajustements interdisciplinaires. De plus, elle offre au lectorat la possibilité d’évaluer directement l’adéquation de l’extrait avec le pan du mod èle identifié, renforçant ainsi la crédibilité analytique.
3.1. Modalité d’interaction
Pour qu’une interaction ait lieu, Tsoukas (2009) avance qu’il est nécessaire que les différents acteurs s’engagent minimalement à avoir une première rencontre, puis qu’ils s’entendent sur une modalité d’interaction. Dans le cas étudié, les trois personnes impliquées dans l’interaction avaient d’un commun accord planifié la rencontre en vidéoconférence (modalité générale de l’interaction) et l’entente sur l’objectif et l’ordre du jour de la rencontre s’est effectuée dès les premiers instants du dialogue, comme en témoigne la vignette ci-dessous.

Dans l’extrait qui précède, la professeure en travail social (Alice) résume sa perception de l’objectif de la rencontre aux deux autres personnes prenant part à l’interaction (Nancy, professeure en travail social, puis Sarah, étudiante à la maîtrise en communication). Ce résumé permet de poser les bases du dialogue, de déterminer ce qu’on cherche à accomplir à travers l’interaction. En terminant son résumé par « c’est bien ça ? », Alice invite Nancy et Sarah à confirmer sa proposition avant de démarrer le dialogue sur une modalité commune.
3.1. Dialogue
L’analyse de notre corpus a permis de constater que le dialogue constitue une lunette à travers laquelle on peut estimer le niveau d’engagement des personnes participantes à la discussion. Lors de l’étude du cas, nous avons relevé que le dialogue évoluait au fil du temps en passant du simple échange sur les pratiques telles qu’elles ont cours dans chacune des disciplines à une véritable conversation entre deux disciplines. Les vignettes qui suivent démontrent bien cette évolution :



Dans la première vignette, Nancy détaille les pratiques présentement en place au baccalauréat en travail social pour évaluer les compétences en communication des personnes étudiantes. À la toute fin de l’extrait, elle cherche à démontrer que même si ce n’est pas clairement inscrit dans le cursus, les compétences en communication sont déjà évaluées en travail social. Par ailleurs, elle explique à la chercheuse en communication de quelle façon ils procèdent. Dans la deuxième vignette, qui survient vers la fin de l’entretien, on peut comprendre que Nancy et la chercheuse principale tentent de faire des rapprochements entre leurs conceptions de la communication, ce qui démontre une évolution de la dynamique du dialogue. Alors qu’au début, on énonce des pratiques en restant cloisonnées chacune dans sa discipline, vers la fin de l’interaction, on cherche à rapprocher les deux disciplines en évoquant des racines théoriques communes (ici un auteur commun).
3.2. Prise de distance conceptuelle
Tsoukas (2009) explique que les avancées dans un dialogue se produisent grâce aux prises de distance conceptuelles. En effet, plus les interactants arrivent à prendre un pas de recul par rapport à leurs préconceptions [ici disciplinaires], plus le dialogue avance vers des sensibilités communes.

Dans l’extrait ci-haut, on peut voir que même si Nancy défendait auparavant le fait que les compétences en communication faisaient déjà l’objet d’évaluations, elle en vient, à un certain moment du dialogue, à avouer que l’absence de cours de communication au programme de baccalauréat en travail social constitue un paradoxe en soi. La verbalisation de cette constatation témoigne d’une certaine prise de distance critique par rapport à sa propre discipline. La prise de distance conceptuelle, dans un contexte d’interaction interdisciplinaire, permet d’envisager que l’on puisse avoir besoin les uns des autres, de reconnaître la pertinence de chacune des disciplines et d’admettre la possibilité que l’autre discipline puisse potentiellement nous permettre d’avancer ou de créer de nouvelles connaissances ou distinctions importantes.
3.3. Sensibilité partagée
Les prises de distance, plus ou moins nombreuses dans le processus de dialogue, mènent ensuite à l’émergence de ce que Tsoukas (2009) appelle des sensibilités partagées. Ces sensibilités partagées surviennent dans notre cas au moment où les interactants provenant de la discipline du travail social commencent à voir de sérieux avantages à permettre la conduite d’une recherche en communication sur leur terrain.

Dans l’extrait précédent, les deux personnes issues de la discipline du travail social commencent à percevoir un avantage en matière de recrutement pour leurs programmes aux cycles supérieurs si elles collaborent avec la chercheuse en communication. Dans ce cas, on parle d’une forme de sensibilité partagée, puisque les deux disciplines partagent désormais une même motivation à démarrer le projet, en voient la pertinence. Les deux camps deviennent donc « sensibles » à ce qui est discuté et commencent même à utiliser davantage le pronom « nous » dans le dialogue, démontrant ainsi une transition vers un discours collectif. La vignette 7 illustre ce passage au collectif.

Alors qu’au début du dialogue, il s’agissait du projet de la chercheuse en communication, que les deux participantes en travail social posaient des questions sur les méthodes qu’elle comptait employer en conservant une certaine distance, vers la fin de la discussion, Alice commence à s’inclure dans le processus de recrutement en utilisant des termes inclusifs comme « on » ou « notre ».
3.4. Combinaison conceptuelle et intégration consciente
L’émergence de ces zones de sensibilités partagées permet d’arriver à la deuxième vignette présentée dans la section dédiée à la dimension du dialogue (tableau 4). À ce stade, les frontières disciplinaires commencent à s’estomper lorsque l’on perçoit le gain d’un investissement dans le projet interdisciplinaire pour sa propre discipline. Cette arrivée en réel terrain interdisciplinaire s’accompagne d’une intégration consciente, des signes dans le dialogue qui laissent présager une matérialisation imminente de la collaboration (calendrier, projet, méthodologie). La vignette illustrée dans le tableau 4 précède de peu ce passage vers la fin de la rencontre où l’on effectue des plans pour planifier les prochaines étapes. On voit alors des objets tangibles apparaître dans l’interaction comme un calendrier, un protocole de recherche. On cherche à s’assurer d’avoir une même compréhension de la situation qui, au préalable, demeurait à éclaircir.

3.5. L’engagement relationnel
Alors que dans le schéma de Tsoukas (2009), la modalité d’interaction et l’engagement relationnel se situent dans une seule et même boîte, notre exercice de codage déductif nous a permis de constater que l’engagement relationnel constituait une catégorie qui, contrairement à la modalité d’interaction, demeurait active tout au long du dialogue et ne se limitait pas à l’introduction de l’interaction. En effet, à la lumière de notre analyse, l’engagement relationnel semble être un élément transversal soutenant l’évolution du dialogue vers la productivité. Cette réflexion a été initiée lorsque nous avons constaté que nous avions codé des extraits qui reflétaient la catégorie de l’engagement relationnel jusqu’à la toute fin de la transcription analysée. En outre, nous avons vu émerger des codes qui illustraient plutôt des formes de léger désengagement de la part des personnes participantes en cours de dialogue, comme on peut le voir dans la vignette ci-bas.

Comme en témoigne la vignette ci-dessus, le désengagement se traduit dans le dialogue par des contraintes qui peuvent être exprimées, mais aussi par divers obstacles perçus ou réels, par des incompréhensions ou encore des doutes pouvant provenir des deux disciplines. Le repérage de plusieurs oscillations entre engagement et désengagement dans le dialogue nous a amenés à nous questionner plus profondément sur ce pan du modèle de Tsoukas (2009). De manière générale, nous avons codé l’engagement dans les segments où les participantes assumaient activement une responsabilité collective ou s’investissaient dans la relation avec une ouverture à l’interlocutrice de l’autre discipline. De même, nous avons codé le désengagement quand les participantes énonçaient des réticences ou des réserves envers le projet. La vignette qui suit montre un extrait où l’engagement est présent.

En effet, l’engagement se traduit ici par l’ouverture de Nancy à adapter le terrain (une simulation clinique déjà au programme en travail social) pour que la chercheuse en communication puisse amasser davantage de matériel empirique. En reprenant le schéma du dialogue productif (figure 1), l’identification de moments critiques (Michaud, 2011) concernant l’engagement et le désengagement a permis de faire des liens entre le niveau d’engagement des participants et différents niveaux de productivité du dialogue au sens de Tsoukas (2009). Nous reviendrons sur ces nuances, inexplicables par le modèle de Tsoukas (2009), dans la section suivante.
Discussion
Les résultats de notre analyse ont donc permis de révéler deux phénomènes inattendus, soit (1) la nature transversale de l’engagement relationnel dans l’interaction interdisciplinaire et (2) la présence de codes illustrant le désengagement qui ne pouvait être entièrement expliquée par le modèle de Tsoukas (2009). L’identification de ces points de recul ou autrement dit, de ces moments critiques (Michaud, 2011) en ce qui a trait à l’engagement, donc l’émergence d’une catégorie que l’on nomme « désengagement », nous a poussés à examiner davantage les séquences identifiées dans la dimension de l’engagement émotionnel. Pour tenter d’apporter un éclairage à ces zones d’ombre, nous sommes partis en quête de littérature pertinente concernant la notion d’engagement afin d’identifier un ou des cadres théoriques susceptibles d’enrichir l’interprétation de ces nuances émergeant de notre analyse. Une étude plus approfondie des extraits nous a permis de réaliser qu’il semblait exister plusieurs niveaux d’engagement dans le dialogue analysé. En outre, chacun de ces niveaux s’apparentait à un certain « état de productivité » dans le dialogue. De ce fait, un cadre théorique existant nous semblait pertinent pour mettre des noms sur ces différents niveaux d’engagement, soit celui de la typologie de l’engagement de Johnston (2018).
4.1. Les différentes saveurs de l’engagement
Dans sa typologie de l’engagement, Johnston (2018) souligne qu’il existerait trois types d’engagements : l’engagement cognitif, l’engagement affectif et l’engagement comportemental. L’engagement cognitif se manifeste par un investissement mental et une attention portée à une tâche ou à un sujet [dans notre cas la discussion sur la possible collaboration interdisciplinaire]. L’engagement émotionnel, quant à lui, se caractérise par des réactions affectives et un sentiment d’appartenance, par exemple se sentir inspiré, curieux ou valoriser l’autre discipline. Dans nos résultats, le passage au « nous » témoigne d’un sentiment d’appartenir à un seul et même groupe de recherche. Enfin, l’engagement comportemental se traduit par des actions observables et une participation active, comme lorsque les participants proposent des actions concrètes à mettre sur pied dans le cadre du dialogue qui nous intéresse. Johnston (2018) souligne aussi l’interconnexion entre ces trois dimensions de l’engagement, expliquant qu’elles doivent se nourrir mutuellement pour créer un engagement global plus profond. Il souligne aussi que le niveau d’engagement peut varier selon les contextes et que les aptitudes individuelles, de même que la compréhension de l’ensemble des nuances de l’interaction (environnement favorable ou défavorable) sont importantes.
4.2. L’engagement affectif : central à la productivité du dialogue
Dans la section portant sur la dimension du dialogue dans nos résultats, nous abordons l’existence de deux types de dialogue, appelons-les « partage d’information » et « dialogue engagé » (figure 2). Ce que nous réalisons, à la lumière de nos résultats, c’est que le partage d’information semble aller de pair avec le niveau d’engagement cognitif de Johnston (2018), c’est-à-dire qu’à ce stade du dialogue, les participantes acceptent d’interagir (modalité d’interaction, selon Tsoukas), posent des questions et démontrent un intérêt cognitif envers l’autre discipline. Dans cette zone que nous avons nommé la « zone sans cocréation », les disciplines demeurent distinctes et on ne peut pas encore parler d’interdisciplinarité au sens de Klein (2011).

Or, comme nos résultats démontrent que l’interaction a été productive à terme et que la collaboration interdisciplinaire a été lancée, nous nous sommes questionnés sur ce qui avait finalement permis aux participantes de sortir de cette zone disciplinaire de strict échange d’information pour se diriger vers une zone où les limites disciplinaires s’estompent pour laisser place à un espace collaboratif que nous avons nommé la « zone d’inconfort engageant ».
Nos résultats révèlent que les dynamiques d’engagement et de désengagement affectif, lorsqu’on les met en lien avec la composante du « dialogue » du modèle de Tsoukas (2009) [niveau de dialogue dans lequel on se trouve (partage d’information ou dialogue engagé)], semblent jouer un rôle déterminant dans le passage d’une zone disciplinaire sans cocréation vers une zone d’inconfort engageant, où les collaborations interdisciplinaires deviennent possibles. Plus précisément, les mouvements d’alternance entre des moments de valorisation, de curiosité ou d’inspiration (engagement affectif) et des phases d’incompréhension, de doutes ou de frustrations exprimés (désengagement affectif) semblent créer un espace d’aller-retour entre les deux zones.
Dans cet espace transitif ont lieu des oscillations affectives, loin d’être des obstacles, qui constituent en fait des moments critiques (Michaud, 2011) d’ajustement relationnel, véritables moteurs vers un dialogue engagé et des prises de distance permettant à terme l’émergence de sensibilités partagées au sens de Tsoukas (2009). Cette observation suggère que l’inconfort émotionnel, lorsqu’il est articulé et résolu de manière constructive à travers le dialogue (il peut y avoir plusieurs allers-retours entre les deux zones au cours de l’interaction), peut devenir une étape essentielle à l’installation d’un dialogue engagé et productif dans le contexte étudié. L’engagement affectif semble jouer également un rôle clé dans les prises de distance conceptuelles telles que définies par Tsoukas (2009). En accordant de la valeur à l’autre discipline, les participantes créent un espace sécurisant, propice à la vulnérabilité intellectuelle6. Ce « safe space » permet de reconnaître et de discuter ouvertement des limites ou des failles de leur propre cadre disciplinaire, sans crainte de jugement. Cette ouverture affective agit comme un catalyseur vers la création d’un cadre résolument interdisciplinaire, en favorisant une attitude d’humilité qui est essentielle à la construction d’un dialogue productif (Lach, 2014). Finalement, comme évoqué notre section résultats, une troisième zone se dessine vers la fin de l’interaction, soit la « zone d’intégration consciente » qui s’apparente à la notion d’engagement comportemental de Johnston (2018). Même si l’engagement affectif constitue un pas important dans l’établissement d’un dialogue productif (Tsoukas, 2009), c’est véritablement l’engagement comportemental qui permet à la collaboration interdisciplinaire de se manifester concrètement, de voir le jour. Dans cette troisième zone, les participantes font des plans pour s’organiser et établissent des échéanciers pour avancer dans la collaboration interdisciplinaire. C’est dans cette zone qu’émerge la collaboration interdisciplinaire, à travers les mécanismes de combinaison conceptuelle, d’expansion conceptuelle ou de recadrage conceptuel (Tsoukas, 2009). C’est également dans cette zone que des objets et des textes participent à l’écriture de l’organisation, au sens de Cooren (2010). Ainsi, le calendrier, le one pager, une présentation éventuelle dans un cours du baccalauréat en travail social, l’échange de littérature pertinente sont toutes des propositions que nous observons vers la fin du dialogue et qui deviennent des « figures qui viennent soutenir ce que l’on fait, ce que l’on propose ou ce que l’on dit » (Cooren, 2010, p. 9).
Conclusion
Dans le cadre de cette étude de cas, nous souhaitions répondre à la question suivante : dans quelle mesure le modèle de Tsoukas (2009) permet-il d’analyser et de comprendre les interactions interdisciplinaires dans un milieu de recherche universitaire ? Nos résultats démontrent sa pertinence pour l’analyse de collaborations interdisciplinaires en milieu académique universitaire. Au-delà de ce premier objectif, notre analyse nous a permis d’explorer un constat qui a émergé de l’analyse de nos données, soit que l’engagement est transversal à l’interaction et qu’il fluctue. Même si de nombreux auteurs attribuent les difficultés des collaborations interdisciplinaires à des mésententes épistémologiques et ontologiques entre les disciplines (Bouchard et Saint-Charles, 2018 ; Bracken et Oughton, 2006 ; Lach, 2014), notre étude de cas révèle une dimension peut-être moins abordée dans la littérature sur l’interdisciplinarité : la centralité de l’engagement relationnel dans la productivité des interactions interdisciplinaires. En examinant les dynamiques d’engagement et de désengagement à travers le prisme du dialogue productif, nous avons constaté que la qualité des relations entre les participants joue un rôle déterminant dans la capacité à dépasser les barrières disciplinaires et accéder à l’interinfluence qui est une condition sine qua non pour passer de la multidisciplinarité, un collage des disciplines, à l’interdisciplinarité (Klein, 2013). Ce constat met en lumière que la réussite des projets interdisciplinaires ne repose pas uniquement sur des ajustements conceptuels de l’ordre du cognitif, mais également sur la création de conditions relationnelles favorables au dialogue et à la collaboration. Ce constat n’est pas sans rappeler les attitudes favorisant les collaborations interdisciplinaires évoquées par Lach (2014).
Notre recherche, bien que limitée à un seul cas, démontre que le modèle du dialogue productif pourrait être hautement pertinent dans la quête d’une meilleure compréhension des dynamiques interdisciplinaires en milieu académique. Nous intégrons également certaines nuances par rapport à l’un des pans du modèle, ces dernières étant issues de la typologie de l’engagement de Johnston (2018). Notre schéma nuancé (figure 2) suggère que pour analyser les interactions interdisciplinaires, on doit voir l’engagement relationnel non pas comme unidimensionnel ou situé temporellement, mais plutôt comme un phénomène transversal et complexe intégrant des dimensions cognitives, affectives, et comportementales. En combinant ces dimensions, notre illustration élargit la compréhension de l’un des pans du modèle de Tsoukas (2009) et de son rôle central dans la productivité du dialogue dans un contexte interdisciplinaire. Nous posons également que la vulnérabilité intellectuelle, rendue possible grâce à l’engagement affectif, constitue une clé de voûte critique en matière de prise de distance conceptuelle dans ce contexte particulier. Nos résultats suggèrent donc que l’engagement, tant affectif que comportemental, représente une condition nécessaire à la réussite de collaborations interdisciplinaires, dépassant même potentiellement en importance les aspects strictement discursifs ou cognitifs des interactions.
Une limite importante de notre étude tient au contexte pédagogique dans lequel s’inscrit l’interaction analysée. Contrairement à des projets interdisciplinaires réunissant des personnes de statut similaire (par exemple des professeurs et professeures), notre cas implique une certaine asymétrie hiérarchique : une étudiante en communication échange avec deux professeures en travail social. Cette configuration particulière, où l’étudiante est à la fois en apprentissage et en dehors de sa discipline d’origine, pourrait avoir influencé sa capacité à exprimer des désaccords ou à remettre en question certaines idées dans l’interaction étudiée, ce que la littérature reconnaît comme un enjeu potentiel (St-Germain, 2016).
Cela dit, cette limite peut être relativisée. Certaines étudiantes peuvent se sentir à l’aise de s’exprimer de manière critique, selon leur personnalité ou le climat de l’interaction. De plus, la présence d’une étudiante provenant d’un autre champ disciplinaire peut enrichir les échanges en apportant un regard neuf, à condition que l’ouverture et l’écoute soient de la partie. Ainsi, bien que cette asymétrie soit à considérer dans les limites de cette recherche, elle n’invalide pas pour autant la pertinence de l’analyse, qui demeure éclairante pour interpréter les dynamiques interdisciplinaires.
À la lumière de cette étude de cas, il pourrait être intéressant d’explorer, avec le modèle que nous proposons, la transférabilité de notre principal constat dans d’autres contextes interdisciplinaires, avec des équipes plus nombreuses ou mettant en scène des personnes de même statut. En outre, il serait pertinent de tester ce modèle dans des collaborations impliquant des disciplines plus éloignées, telles que les sciences exactes et la littérature. Ce genre d’étude permettrait de comprendre comment les dynamiques identifiées se manifestent dans des environnements épistémologiques et pratiques plus distincts que ceux du travail social et de la communication. Des études longitudinales offriraient aussi une opportunité intéressante de suivre les oscillations entre engagement et désengagement sur des périodes plus longues et à travers d’autres étapes des projets interdisciplinaires, afin d’examiner comment les relations évoluent et si les types d’engagements identifiés conservent leur rôle structurant dans des collaborations de longue durée. Finalement, il pourrait être intéressant d’explorer davantage la zone de matérialisation en étudiant comment les textes et autres figures non humaines contribuent à ce genre de collaborations (Cooren, 2010).
Bibliographie
Adibe, P., Vesin, S., Almpanopoulou, A. et Blomqvist, K. (2024). A threshold for collaborative innovation: exploring the dimensions of liminality in a data economy initiative. R&D Management, 54(2), 300‑322. https://doi.org/10.1111/radm.12585
Bouchard, M. S.-C. et Saint-Charles, J. (2018). La communication et le succès des équipes interdisciplinaires. Communiquer. Revue de communication sociale et publique, (23), 21‑38. https://doi.org/10.4000/communiquer.2917
Bracken, L. J. et Oughton, E. A. (2006). ‘What do you mean?’ The importance of language in developing interdisciplinary research. Transactions of the Institute of British Geographers, 31(3), 371‑382. https://doi.org/10.1111/j.1475-5661.2006.00218.x
Cooren, F. (2010). Comment les textes écrivent l’organisation. Figures, ventriloquie et incarnation. Études de communication. langages, information, médiations, (34), 23‑40. https://doi.org/10.4000/edc.1891
Cooren, F. (2012). Communication Theory at the Center: Ventriloquism and the Communicative Constitution of Reality. Journal of Communication, 62(1), 1‑20. https://doi.org/10.1111/j.1460-2466.2011.01622.x
Cooren, F., Bartels, G. et Martine, T. (2017). Organizational communication as process. Dans A. Langley and H. Tsoukas (dir.), The SAGE Handbook of Process Organization Studies (p. 738-761). SAGE Publications Limited. http://ebookcentral.proquest.com/lib/usherbrookemgh-ebooks/detail.action?docID=4757575
Edmondson, A. C. et Harvey, J.-F. (2018). Cross-boundary teaming for innovation: Integrating research on teams and knowledge in organizations. Human Resource Management Review, 28(4), 347‑360. https://doi.org/10.1016/j.hrmr.2017.03.002
Geertz, C. (1998). La description dense. Enquête. Archives de la revue Enquête, (6), 73‑105. https://doi.org/10.4000/enquete.1443
Hervé, D. et Rivière, M. (2015). L’interdisciplinarité s’invite dans les systèmes complexes : les journées de Rochebrune. Natures Sciences Sociétés, 23(1), 54‑60. https://doi.org/10.1051/nss/2015002
Huutoniemi, K., Klein, J. T., Bruun, H. et Hukkinen, J. (2010). Analyzing interdisciplinarity: Typology and indicators. Research Policy, 39(1), 79‑88. https://doi.org/10.1016/j.respol.2009.09.011
Jacques, S. (2014). The quantitative-qualitative divide in criminology: A theory of ideas’ importance, attractiveness, and publication. Theoretical Criminology, 18(3), 317‑334. https://doi.org/10.1177/1362480613519467
Johnston, K. A. (2018). Toward a Theory of Social Engagement. Dans K. Johnston et M. Taylor (dir.), The Handbook of Communication Engagement (p. 17‑32). John Wiley & Sons, Ltd. https://doi.org/10.1002/9781119167600.ch2
Klein, J. T. (2013). The Transdisciplinary Moment(um). Integral Review, 9, 189‑199.
Koschmann, M. A., Kuhn, T. R. et Pfarrer, M. D. (2012). A Communicative Framework of Value in Cross-Sector Partnerships. Academy of Management Review, 37(3), 332‑354. https://doi.org/10.5465/amr.2010.0314
Lach, D. (2014). Challenges of Interdisciplinary Research: Reconciling Qualitative and Quantitative Methods for Understanding Human-Landscape Systems. Environmental Management, 53(1), 88‑93. https://doi.org/10.1007/s00267-013-0115-8
Michaud, V. (2011). Proposition pour l’étude des tensions dans le mouvement, la sociomatérialité et le paradoxe. Communiquer. Revue de communication sociale et publique, (5), 47‑74. https://doi.org/10.4000/communiquer.425
Morss, R. E., Lazrus, H. et Demuth, J. L. (2021). The “Inter” Within Interdisciplinary Research: Strategies for Building Integration Across Fields. Risk Analysis, 41(7), 1152‑1161. https://doi.org/10.1111/risa.13246
Nicolescu, B. (2011). De l’interdisciplinarité à la transdisciplinarité : fondation méthodologique du dialogue entre les sciences humaines et les sciences exactes. Nouvelles perspectives en sciences sociales : revue internationale de systémique complexe et d’études relationnelles, 7(1), 89‑103. https://doi.org/10.7202/1007083ar
Paillé, P. et Mucchielli, A. (2021). L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales (5e éd). Armand Colin.
Power, S. A., Velez, G., Qadafi, A. et Tennant, J. (2018). The SAGE Model of Social Psychological Research. Perspectives on Psychological Science, 13(3), 359‑372. https://doi.org/10.1177/1745691617734863
St-Germain, M. (2016). La relation pédagogique de coopération en classe au collégial [thèse de doctorat, Université du Québec en Outaouais]. https://archipel.uqam.ca/10686/1/D3151.pdf
Tavella, E. et Lami, I. (2019). Negotiating perspectives and values through soft OR in the context of urban renewal. Journal of the Operational Research Society, 70(1), 136‑161. https://doi.org/10.1080/01605682.2018.1427433
Taylor, J. R. (2005). Coorientation: a conceptual framework. Dans J. R. Taylor (dir.) Communication as organizing: empirical and theoretical approaches into the dynamic of text and conversation (p. 141‑156). Lawrence Erlbaum.
Taylor, J. R. et Robichaud, D. (2004). Finding the Organization in the Communication: Discourse as Action and Sensemaking. Organization: The Interdisciplinary Journal of Organization, Theory and Society, 11(3), 395‑413. https://doi.org/10.1177/1350508404041999
Thompson Klein, J. (2011). Une taxinomie de l’interdisciplinarité. Nouvelles perspectives en sciences sociales : revue internationale de systémique complexe et d’études relationnelles, 7(1), 15‑48. https://doi.org/10.7202/1007080ar
Tsoukas, H. (2009). A Dialogical Approach to the Creation of New Knowledge in Organizations. Organization Science. https://doi.org/10.1287/orsc.1090.0435
Université de Sherbrooke. (s.d.). Oser l’expérience, 2022-2025, Plan stratégique UdeS. Université de Sherbrooke. https://www.usherbrooke.ca/planification-strategique/
Zaiț, A., Bratianu, C., Vătămănescu, E.-M., Andrei, A. G. et Horodnic, I. A. (2021). Interdisciplinarity: A complexity approach towards academic research. Systems Research and Behavioral Science, 38(3), 294‑306. https://doi.org/10.1002/sres.2783
[1] Je tiens à remercier mon directeur de recherche, le professeur Dany Baillargeon, pour son accompagnement précieux tout au long de ce projet. Sa suggestion de consulter les travaux de Johnston (2018) a considérablement enrichi mes réflexions et a permis d’ancrer mes analyses dans un cadre théorique solide. Nos discussions constructives sur les résultats de mon analyse et sur le schéma bonifié ont été importantes pour affiner mes idées et structurer mes arguments. Son soutien a également joué un rôle clé dans ma préparation pour la présentation des résultats de cette recherche lors d’un colloque à l’ACFAS en 2024, une étape marquante de mon cheminement. Je lui suis très reconnaissante pour sa générosité et ses précieux conseils.
[2] « Unlike research based in our disciplinary training and experience, interdisciplinary projects have been described as ‘‘moving into foreign territory’’ (Bromme 2000:116) with all the concomitant dislocations, confusion, and frustrations when we don’t understand the language, the practices, or even the way people see the world » (Lach, 2014, p. 92).
[3] “The prefix ‘inter’ suggests the interaction between the fields of knowledge situated in two or more disciplinary fields, bridging this way the cognitive space between them” (Zaiț et al., 2021, p. 296).
[4] Reproduit avec permission de Operations Research and the Management Sciences, de « A Dialogical Approach to the Creation of New Knowledge in Organizations », Tsoukas, H., volume 20, numéro 6, 2009. Permission obtenue avec Copyright Clearance Center, In.
[5] Modifié avec permission de Operations Research and the Management Sciences, de « A Dialogical Approach to the Creation of New Knowledge in Organizations », Tsoukas, H., volume 20, numéro 6, 2009 ; permission obtenue avec Copyright Clearance Center, In.
[6] Par « vulnérabilité intellectuelle », nous entendons la capacité à reconnaître les limites de son propre cadre disciplinaire lorsque nous interagissons avec des collègues d’autres disciplines.